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123. Marc-Henri Arfeux _ 'Voyages du voyage'
Je n’ai jamais fait part collectivement de mes lectures dans les colonnes d’un site social, jugeant exaspérante et puérile la surprenante manie de certains internautes à nous avertir solennellement qu’ils ont « terminé » Madame Bovary ou quelque best-seller sans conséquence.
Si, pour une fois, je déroge à ma règle implicite, c’est afin d’évoquer et partager avec eux ceux de mes visiteurs qui s’y intéresseront l’histoire d’une découverte à double détente qui a trouvé hier après-midi un très inattendu rebondissement, un peu de plus vingt-et-un ans après sa première manifestation.
Au
cours de l’hiver 1992-1993, vraisemblablement en janvier ou, au
plus tard en février, un samedi après-midi d’un constant gris
crépusculaire, j’avais accompagné ma femme dans une flânerie de
magasin en magasin, selon un rite que nous pratiquions volontiers à
l’époque. Le cœur d’un mortel changeant hélas aussi vite que
la forme d’une ville, nous avons opté depuis pour d’autres types
de promenades urbaines, mais en ce temps, nous aimions
particulièrement faire la visite de ces mondes complets que sont les
boutiques, chacune selon son genre propre. Chemin faisant nous
rencontrions parfois notre ami Martin Dressler qui avait la même
passion que nous pour les trésors infinis du commerce, les peintures
idiotes, les dessus de portes, enseignes étranges et autres
curiosités qui frappent l’esprit du marcheur, pourvu qu’il soit
attentif à leurs univers sans cesse renouvelés au fil des pas et
des jours. Fasciné par l’architecture et les hôtels, Martin nous
invitait volontiers à prendre un cocktail en sa compagnie, une fois
notre expédition terminée, dans l’un de ses établissements
favoris. Mais c’est une autre histoire.
Cette
après-midi-là, entrant dans une librairie, j’avais trouvé sur la
table des nouveautés, sous la forme d’un discret petit livre
crème, une brève nouvelle de Georges Perec qui m’était inconnue.
Son titre seul, Le
Voyage d’Hiver,
outre sa résonance schubertienne, éveillait tout un monde reclus
de forêts sombres et de silences postés sur des chemins déserts,
particulièrement en cette journée grise brossée de froid.
Peut-être cette nouvelle est-elle connue de quelques-uns des
visiteurs qui liront mon récit. Pour moi, qui n’avait jamais eu
entre les mains le numéro spécial Georges Perec du Magazine
Littéraire
qui, pour la première fois, en avait révélé le contenu dix ans
plus tôt, elle n’était rien que la soudaine lisière énigmatique
d’un pur pays de la blancheur où j’aspirais à m’enfoncer
selon les traces déposées par l’auteur au fil de quelques pages.
C’est ainsi que, pressé d’entrer dans ce léger domaine de la fascination, je commençai d’en lire l’étrange récit chez un chausseur où mon épouse, fidèle à son cérémonial, ne se contentait pas d’essayer les modèles que lui présentait la vendeuse, faisant avec circonspection de lents allers et retours dans le magasin, l’esprit tendu et concentré sur d’invisibles points de sensation afin de décider quelle paire serait conforme à son attente. Assis dans un fauteuil, je me plongeai dans l’aventure de Vincent Degraël, anti-héros bibliophile, et de sa quête hallucinée du mystérieux Hugo Vernier. Autour de moi, clientes et vendeuses devenues floues n’étaient plus que des figurantes lointaines aux mouvements doux et insonores, tandis que mon épouse hypnotisée continuait de parcourir les étendues imaginaires de l’essayage.
Je me souviens de ma lecture du Voyeur au rayon lingerie d’un de ces grands magasins où, étant donné l’auteur et le roman qui m’absorbaient à l’époque, il m’avait paru adéquat de m’installer. Assis entre deux roseraies multicolores de soutien-gorges et de culottes, j’étais plongé dans les entrelacs du parcours ajouré de Matthias, tandis que deux vendeuses s’efforçaient, non sans difficultés, d’enfiler et dérouler un collant noir autour des jambes d’un mannequin. Cette vaine tentative ajoutait non seulement un écho mais une sorte de commentaire imagé particulièrement amusant du travail que le lecteur de Robbe-Grillet doit accomplir, déshabillant et rhabillant sans cesse le récit de nouvelles bandelettes de sens pour en revenir indéfiniment à la même statue de commandeur féminin aux yeux parfaitement vides.
Il m’est souvent arrivé de transporter au hasard les étapes successives d’un livre d’une boutique l’autre et de trouver en chacune un paysage nouveau qui l’éclairait de son contraste ou sa coïncidence. Quelque chose de la lecture faîte y demeure, comme les milliers d’empreintes invisibles tapissant les meubles et les murs d’une maison. On ne sait pas qu’en entrant dans une pièce, on les retrouve, menue monnaie spectrale d’heures innombrables. Mais de livres, dévorés ou savourés avec lenteur, l’image sensible revient parfois de loin croiser un jour nouveau, tandis que l’on s’approche sans y songer d’une devanture ou d’un rayon de chemisettes d’été, ou de casiers contenant des chaussettes en fil d’Écosse.
Les nuances des saisons, elles aussi, éveillent de soudains désirs de lecture : telle tonalité particulière devient indispensable à une journée d’hiver où, descendant une rue en pente bordée de murs derrière lesquels des arbres enneigés veillent en silence, on voudrait s’installer dans un petit café à l’ancienne, un volume des enquêtes de Maigret entre les mains, juste derrière une vitre à rideau vaporeux, donnant sur l’angle de deux rues pavées également vides. L’après-midi se faufilerait jusque au pelage d’un crépuscule précoce, dans le seul halètement périodique du percolateur, l’éclosion progressive des lampes et le furtif passage de quelques silhouettes à contre blanc. Il ne manquerait qu’un poêle en fonte et son œil de cyclope, la traversée, contemplée par les vitres, d’un livreur de charbon, luisant de prunelles de chat dans le demi brouillard, ou celle d’une jeune femme en manteau de fourrure comme en portaient les élégantes en ces ténébreuses années cinquante, hivers sibériens et aux crimes feutrés derrière les lourdes tentures de fenêtres grises. Comme des Esseintes revenant satisfait d’un voyage à Londres pour avoir passé la soirée au café anglais d’une gare bien parisienne, je serais rentré comblé de cette immobile excursion dans le monde de Maigret, marchant joyeusement dans la neige fin de siècle, le mince volume aux pages jaunâtres enfoncé dans ma poche.
Mais
hier, ou plus exactement avant-hier déjà, le samedi 9 août 2014,
entre deux houles d’averses orageuses Le
Voyage d’Hiver
du fantomal début d’année 1993 a soudain rejailli des limbes.
Certes, de temps en temps, le petit livre crème remontait dans ma
bibliothèque au hasard de rangement ou de la quête d’un autre
livre, pour disparaître à nouveau, si bien qu’au cas où me
serait venue l’envie de le relire, j’aurais été bien en peine
de le localiser. Bien des livres, chez moi, voyagent silencieusement
de cette manière, ce qui rend toujours leur recherche hasardeuse,
quelque-fois pénible et vaine, bien que leur poursuite donne
également lieu à l’exhumation d’autres ouvrages oubliés dont
je relis alors quelques pages, debout devant les rayons obstinés à
me refuser le volume désiré.
Avant-hier
donc, devant offrir un livre à des amis qui nous avaient invités à
prendre chez eux l’apéritif, je me trouvai je ne sais plus comment
à la hauteur d’un rayonnage de librairie où figuraient les œuvres
de Perec. Il est d’ailleurs étrange qu’à deux jours de
distance, je ne parvienne pas à me rappeler comment et pourquoi je
me suis avancé vers ce rayon. Je me souviens seulement que mon
intention n’était nullement d’offrir un livre de Georges Perec –
mais voici qu’en rédigeant ces lignes, me revient la raison, je
devrais dire la cause de ma découverte.
Maintenant, je me souviens.
Maintenant, je me souviens.
Faute de trouver les livres auxquels j’avais songé en premier lieu, en entrant dans cette librairie généraliste, j’avais fini par songer à un éventuel André Pieyre de Mandiargues, sans être certain que ce choix conviendrait à nos amis. Mais de Mandiargues, pas la moindre trace. La vendeuse responsable de la littérature française m’apprit qu’on ne pouvait dorénavant se procurer, au moins les œuvres de l’auteur du Musée Noir qu’en les commandant, le nombre des lecteurs potentiels de Mandiargues ayant si sensiblement reflué, comme la mer à marée basse, qu’il était inutile d’exposer des ouvrages que personne n’achèterait et qui seraient par conséquent voués à se détériorer silencieusement dans la solitude peuplée des rayonnages, devenant rapidement invendables aux fantômes qui de toute façon ne les liraient pas.
C’est ainsi que mon œil s’est porté par hasard sur le rayon consacré à Georges Perec – pour combien de temps encore, si le curseur des lectures contemporaines continue de se déplacer dans ce nouveau siècle amnésique, effaçant au fur et à mesure les auteurs qui enchantèrent de fervents lecteurs entre 1943 et l’an 2000 ? – pour découvrir un vaste et haut volume blanc intitulé : Le Voyage d’hiver et ses suites, publié en octobre 2013, dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Quelle n’était pas ma surprise en parcourant maintenant, chose qu’en principe je ne fais jamais, la quatrième de couverture de cet étrange ouvrage presque aussi invraisemblable que les livres utopiques de la bibliothèque de Morphée, dans le merveilleux et si peu connu Royaume de Morphée de Steven Millhauser, lequel vient d’ailleurs de fêter ses soixante-et-onze ans le 3 août dernier.
Avant
de poursuivre, il est peut-être utile de signaler, même brièvement,
quelques exemples du contenu de cette stupéfiante bibliothèque, si
mon lecteur indulgent m’accorde cette parenthèse à la Jean-Paul
Richter, en échange de quoi je lui fais la promesse de ne pas
m’abuser de sa patience en m’abandonnant comme Jean-Paul à la
tentation des phrases démesurément étendues autour de leur sujet
principal et du récit lui-même où elles s’insèrent, au point de
mériter le nom de périphrases plutôt que de phrases au sens
ordinaire du terme, sachant d’ailleurs que ni les sinuosités
végétales des formulations proustiennes, ni les vibrations d’une
subtilité d’antennes explorant des tonalités spectrales qui
caractérisent le dernier Henry James, comme par exemple dans La
Tour d’ivoire,
ou Le Sens
du passé,
ne s’apparentent aux périodes oratoires chères à Jean-Paul,
lorsque, apostrophant son lecteur, il se livre à quelque exténuante
et savoureuse dissertation où, force est de constater que s’égare
quelquefois la virtuosité de son génie espiègle.
Bref,
la bibliothèque de Morphée, explorée par le héros et narrateur
Carl Hausman, renferme d’innombrables sections dont certaines sont
aussi captivantes qu’inattendues. Ainsi y trouve-t-on les œuvres
de David Copperfield ou de Gustav Aschenbach, dans la catégorie des
livres écrits par des personnages, la version intégrale de Bouvard
et Pécuchet ou celle du Mystère d’Edwin Drood, dans celle des
œuvres inachevées sur terre, mais complètes au royaume de Morphée,
ou encore les soixante-douze pièces perdues et les cent pièces
perdues de Sophocle, dans celle des œuvres égarées, sans parler de
tous les livre projetés qui n’ont jamais été écrits et d’autres
ouvrages infiniment étranges dont je ne dirai rien pour ne pas
épuiser par anticipation le plaisir du lecteur que tenterait
l’aventure de suivre Carl Hausman dans son fascinant voyage.
L’existence réelle de ces joyaux fictifs m’avait moi-même
autant fasciné que l’aurait la découverte d’un filon
d’orichalque ou d’un texte préhistorique gravé au fond le plus
lointain d’une grotte. Rares sont les livres qui savent donner un
tel bonheur à ceux qui s’y plongent, comme si leur substance, une
fois explorée, continuait à l’infini de produire les cristaux
imaginaires de leur énigme poétique.
Mais, pour en revenir au Voyage d’hiver et ses suites, déniché il y a deux jours, qu’elle n’avait pas été ma surprise de retrouver le mince volume originel devenu le fort livre de 427 pages dont une postface de Jacques Roubaud, que je tenais maintenant devant mes yeux. La quatrième de couverture offrait l’explication de cette métamorphose. Quelques années après la parution de la micro nouvelle de Georges Perec, Roubaud « avait éprouvé le besoin d’apporter quelques savants et utiles compléments au récit perecquien, (…) bientôt suivi en cela par Hervé Le Tellier, puis, au fil des années par un nombre croissant d’Oulipiens, chacun s’employant à tirer l’histoire (…) dans une direction inattendue. Ainsi s’est constitué, autour du texte de départ, une sorte de « roman collectif » d’un genre tout à fait nouveau. »
Quoique
peu fasciné, je l’avoue, par les techniques de l’Oulipo, sauf en
quelques cas majeurs où, se dépassant eux-mêmes ils ont donné
naissance à des œuvres majeures, calme blocs luminescents qui ne
trouvaient en ces jeux formels que les moules où couler leur
substance ; Le
Voyage d’hiver
m’ayant enchanté en 1993, et, de même que bien des lecteurs,
laissé orphelin de son énigme, comme si son achèvement avait
paradoxalement laissé sa fin en suspens ; le principe de ses
suites ne pouvait manquer de me fasciner à son tour si bien que,
sans hésitation, avant même d’avoir enfin trouvé ce que j’étais
venu chercher dans cette librairie qui a l’avantage d’être à
cinq minutes de chez moi, je quittais le rayon de la lettre « P »,
le parallélépipède neigeux de ce roman non euclidien entre les
mains.
Il
s’agissait à présent de trouver un livre à la fois digne des
amis auxquels je l’offrirais, sans cependant constituer pour eux un
tel obstacle qu’il rejoindrait la masse des volumes abandonnés par
ceux qu’ils n’ont pas su séduire et dans laquelle, au milieu
d’une matière amorphe, sommeillent aussi de purs diamants
inaperçus. Rien n’est plus difficile qu’offrir un livre à des
personnes que l’on connaît suffisamment pour deviner en elles un
véritable goût, mais pas assez pour être sûr de tomber juste. En
outre, il faut veiller à ce que rien du titre et du récit fasse
allusion à ce qu’on sait des gens auxquels on désire faire
plaisir. De manière générale, sont à proscrire les romans
d’adultère si le cadeau doit être fait à un couple qui bat de
l’aile à cause d’une double vie ou d’aspirations
insatisfaites, les récits comprenant un décès ou seulement un
deuil si le destinataire vient de perdre un proche, les descentes aux
enfers dans le cas des mélancoliques, l’œuvre de Balzac à ceux
qui ne jurent que par la République ou celle de Victor Hugo aux
nostalgiques de l’Ancien Régime. Ô saisons, ô in folios !
Nulle âme est sans petites manies !
Mais,
les livres changeant moins vite que le cœur d’un mortel, il n’est
pas impossible qu’une fois oublié le suicide par pendaison d’un
vieil oncle, l’idée de corde ne finisse par séduire son neveu,
pourvu qu’elle serve un autre but, comme de ficeler un ennemi juré
dans un roman d’aventure, ou se courir plus près de la bordure
intérieure d’un virage, dans un roman sportif tel que l’excellent
Courir
de Jean Echenoz que je n’ai pas lu par manque d’enthousiasme pour
son héros et son sujet.
Reste,
pour demeurer aussi sérieux que j’ai prétendu l’être depuis
les premières lignes de ce petit récrit, que le choix d’un livre
pour autrui, à l’exception de nos intimes, demeure toujours, au
moins pour moi, une sorte de défi dans la mesure où le principe
guidant ma sélection est de n’offrir que des ouvrages qui me sont
chers. Il m’est arrivé quelquefois de renoncer à un auteur ou un
roman dont je craignais absurdement que le destinataire de mon cadeau
ne soit pas digne. Rien n’est pire que d’offrir un livre aimé,
dont le sujet et l’écriture laissent froids ceux qui étaient
censés en être émerveillés, même si l’on a rien avoué de ce
qui le rend à nos yeux si jalousement précieux. Dans une telle
situation, on se trouve pris en pince entre nos sentiments et le déni
de celui que notre trésor a laissé indifférent, comme le serait un
collégien que l’on accuse injustement d’un délit, le menaçant
de sanctions graves, mais dont l’honneur et la fidélité à
l’amitié lui interdisent de dénoncer le vrai coupable. Il m’est
même arrivé une fois dans ma vie, constatant qu’un livre auquel
je tiens particulièrement avait fait l’objet d’un dédain
outrecuidant de profiter d’une visite chez ceux qui l’avaient mis
au rebut, pour le reprendre à leur insu afin de l’offrir à un
lecteur plus méritant.
Dans la situation présente, il ne pouvait être question de courir un tel risque, sans pour autant renoncer à mon principe intime. Tout le problème tenait à la présence des auteurs dont je cherchais une œuvre. De Millhauser : rien. De Bohumil Hrabal : pas l’ombre d’un cheveu. Requiem de Tabucchi : porté disparu. Sir Edmund Orme n’était plus reparu à sa place légitime depuis des mois, de même que Les Mystères de Charlieu sur Bar et plusieurs autres titres restaient inconnus, quand ce n’étaient pas leurs auteurs remplacés par des cohortes d’imposteurs qui profitaient d’une similitude de lettre pour s’installer nonchalamment dans les rayons. Je commençais à désespérer quand, ayant glissé le regard le long d’une interminable rangée de Paul Auster, l’idée me vint de me porter à la lettre « H » de la littérature américaine. Les yeux fermés, j’arrivai avec crainte à l’endroit précis où, théoriquement, devait se trouver la merveille qui venait de me revenir à l’esprit. J’ouvris les paupières : L’Envoûtement de Lily Dhal apparut devant moi, avec, en couverture, l’image de la jeune femme penchée dans un étrange clair obscur à la Georges de La Tour, les mains posées à plat contre une cloison, de part et d’autre du miroir ou œil de bœuf dont provient l’aura d’ambre qui fascine l’inconnue tout en révélant son profil très pur et concentré, semblable à celui d’une orante fixant l’autre côté de l’invisible, et digne d’un récit lunaire de Steven Millhauser.
J’avais enfin trouvé, et c’est à présent d’elle que je voudrais parler, trois jours après avoir quitté la librairie avec son envoûtement, Le Voyage d’hiver et ses suites et un troisième livre destiné à mon épouse.
Vingt
minutes plus tard, assis dans le métro avec ma femme, le livre que
j’allais offrir à nos amis, posé sur mes genoux, je songeais à
son héroïne. De la mystérieuse image de sa couverture, je ne
pouvais rien voir sous le papier cadeau qui l’enveloppait, mais je
n’en avais nul besoin. Le fin visage plongeant les yeux à
l’intérieur du disque ambré qui l’éclairait, avait surgi de ma
mémoire et se superposait, immobile et captivant, à la vitesse de
la rame dans laquelle nous avions pris place. Il existait, je le
savais, une autre Lily Dhal. Elle se nommait Lénore, et plus
exactement, Lénore Landorova, celle même que l’on rencontre dans
l’introuvable Femme
sans Chambre
de Gérard Mahn. Mais avant d’être un des principaux personnages
de ce curieux roman, Lénore avait été une personne bien réelle
dont toute l’enfance s’était passée à Nice. Ce n’est
pourtant pas dans cette ville que s’est produit l’événement
singulier qu’elle m’a confié l’an passé, tandis que nous
prenions l’apéritif devant la mer, évoquant les souvenirs les
plus marquants de nos années profondes.
La
mère de Lénore comptait parmi ses amis les plus proches le peintre
Jacques Hélios. L’année de ses dix ans, Lénore avait été
malade et n’était pas allée en classe pendant de nombreux mois.
Jacques Hélios, qui était aussi le parrain de la fillette, avait
invité celles qu’on appellerait plus tard à Nice « les
Dames Landorova », à séjourner chez lui, afin que le bon air
de la Corrèze favorise la convalescence de Lénore, idée qui peut
surprendre pour qui connaît la douceur des automnes et des hivers de
la Riviera.
Toujours
est-il que Nadia Landorova et sa fille partirent aussitôt pour
Collonges où elles arrivèrent par une somptueuse après-midi d’été
indien dont les toiles et tapisseries de Jacques Hélios semblaient
des expressions magiques. Le Manoir de Labrunie, avait au soleil de
fin d’après-midi une rougeur de feu que prolongeait celle des
arbres de son parc. Toutes ses fenêtres, illuminées par la chaude
lumière d’octobre, renvoyaient en reflet des fragments du paysage,
comme autant de blasons sylvestres que Lénore s’amusait à
déchiffrer pendant qu’on sortait les bagages de la voiture.
On
ne s’ennuierait pas ! Il y avait là toute une joyeuse
compagnie : Bona et André Pieyre de Mandiargues, Dominique
Brivin, dit Dom le Gaillard car il savait jongler avec des poids de
fonte, Carmen Blin, un auteur franco-britannique de romans policiers
que personne en connaissait, mais qui se montra aussi charmant que
discret, et une ou deux autres personnes dont Lénore n’a pas
conservé le souvenir. L’enfant occupait une vaste chambre donnant
sur l’arrière du parc, son lieu préféré, car il semblait hors
d’atteinte, pays de fées et de brouillards où un étang rêvait
entre les hêtres et les érables. Il était alimenté par une
fontaine en pierre surmontée d’une nymphe endormie que la
tradition du pays appelait « La Belle Morte ». Lénore se
souvenait encore de la première lumière du jour sur le visage
attentif de cette nymphe qui paraissait sortir de son sommeil et
contempler sa chambre à travers vitres et rideaux. De son lit, la
fillette pouvait également contempler une tapisserie de son parrain,
intitulée L’Herbe
des nuits.
Elle représentait une vue du parc. De minces graminées noires
constellées de gouttes de rosée luisantes dessinaient sous les
étoiles des figures d’animaux fabuleux, tout un zodiaque
imaginaire qui venait peupler ses rêves, l’invitant à parcourir
le merveilleux domaine de la nymphe endormie. Sur un autre pan de
mur, un de ces miroirs qu’on appelle sorcières contenait un monde
flottant et flou qui, loin d’effrayer, reposait l’œil pendant
les heures du jour où l’enfant reposait dans le silence, selon les
nécessités de sa convalescence.
Pendant
la fin d’octobre qui fut longtemps très belle et chaude, on fit
quelques excursions, notamment à Vif Argent dont Lénore aimait
faire le tour du lac aux sombres eaux tapissées de feuilles qui
semblaient des gouttes d’or et de rubis ; mais la mauvaise
saison venant, on ne bougea plus guère du Manoir qui ‘enfonça
dans un long hivernage. La plupart des amis partirent les uns après
les autres, et la société se résuma bientôt aux seuls Simone et
Jacques Hélios, à l’exception de Dominique Brivin qui, voisin de
Collonges, venait régulièrement avec sa femme et leur chien, un
grand escogriffe mi-Labrador, mi-Épagneul, qui répondait au nom de
Milou Noir et qu’il fallait surveiller de près car il avait une
fâcheuse tendance à voler les rôtis.
Cette
année-là il se mit à neiger continûment dès fin novembre. Ce
furent alors des jours de lenteur, propices à la lecture, à la
conversation, aux jeux de société, à la rêverie devant les vitres
et leur paysage immobile à force d’infini. Dès quatre heures, la
nuit montait insidieusement du sol, soulevait une vapeur blanche qui
absorbait le parc, puis s’effaçait elle-même dans les ténèbres
vaguement phosphorescentes. Lénore remontait dans sa chambre.
Jacques Hélios allait à son atelier, laissant Simone et Nadia
veiller seules dans le salon. Au cours de cet hiver il peignit
plusieurs toiles représentant des oiseaux fabuleux qui étaient
également des féeries de givre et des constellations. Dans la
journée, Lénore était autorisée à se tenir auprès de lui et
suivre sans un mot la progression des toiles, très lente et
minutieuse, donnant le sentiment que Jacques Hélios les brodait
point par point plutôt qu’il les peignait. Ces oiseaux
fantastiques la fascinaient. Ils lui semblaient des messagers dont la
révélation serait complète et claire le jour où son parrain
poserait la dernière touche. Pour le moment, ils ne se dévoilaient
que partiellement, comme au travers d’un brouillard flou, côte à
côte, chacun dans la fenêtre du tableau qui l’enchâssait.
Lorsque
le temps le permettait, les jours où, brusquement, le ciel se
relevait et se fixait en éclats d’émail, on allait marcher dans
le parc où Lénore s’émerveillait de découvrir sur la neige
quantité de traces subtiles. Elles évoquaient des portées
musicales dont l’enfant s’efforçait de déchiffrer et d’écouter
intérieurement les mélodies environnées de silence. Parfois, quand
le soleil donnait sur les cimes des arbres ou que passait très haut
un fil de bise, on entendait de tout côté un délicat cliquetis de
cristal qui donnait l’impression de circuler dans une forêt de
lustres vénitiens effleurés par un songe.
Arriva
février, qui fut particulièrement froid et splendide. Les nuits
flamboyaient d’étoiles et le gel mettait dans l’espace une
imperceptible vibration dont le moindre toucher éveillait aussitôt
les ciselures.
Le
lac de Vif-Argent qu’on alla voir était d’un blanc de martre
éblouissant. De fines irisations jouaient à sa surface, créant des
illusions de fleurs où circulaient des chats. Déjà, les jours
étaient plus dilatés, comme des pupilles fascinées.
Une nuit, Lénore s’éveilla soudain. Une clarté d’ambre montait de la sorcière, formant une impalpable aura. Elle se leva, s’avança, toucha la surface du miroir où son visage était changé en nuée mouvante, comme si l’éclairait une chandelle. Cela venait à la fois de l’intérieur du miroir et de la cloison contre laquelle il reposait. Elle le saisit avec d’infinies précautions et le retira. Une ouverture apparut, où se glissait en effet la clarté vivante. Lénore s’y glissa et se trouva dans une très vaste bibliothèque qu’elle ne connaissait pas. Elle était certes loin d’avoir exploré toutes les pièces du Manoir. Elle parcourut de longs rayons cherchant, la source lumineuse qui ondulait sur le dos des livres, passait sur elle une main immatérielle, traversait des zones de ténèbres, effleurait les murs et s’éloignait derrière elle en direction de sa chambre. Enfin, elle la trouva. C’était une simple lampe posée sur une table auprès d’un livre. Sur la couverture blanche, elle lut : Le Voyage d’hiver, mais aucun nom d’auteur. Elle saisit l’ouvrage, l’ouvrit et lut passionnément les premiers mots :
Filigrane
du brouillard.
La
neige en ouvre le jardin.
Voici
cette heure,
Au
très lointain désert ;
Et
la planète est là, qui veille avec l’attente,
Et
montre le chemin, dans la pâleur…
Le lendemain, très tôt, lorsque elle reprit conscience dans son lit, elle ne sut pas comment elle était revenue. La sorcière, à nouveau grise et neutre, avait repris sa place. Lénore se leva, vint à la fenêtre qu’elle ouvrit. Dans un arbre proche, le premier oiseau de l’année jetait régulièrement sur le vide la fraîcheur luisante de son appel. Dans l’étendue de l’avant jour, se révélait le grain pur d’une étoile, et le monde encore incertain, débarrassé des fantasmagories, se rassemblait graduellement, tel qu’en lui-même, à jamais beau en sa simplicité d’énigme nue.
Lyon, 10-14 Août 2014, 13h54
Le lendemain, très tôt, lorsque elle reprit conscience dans son lit, elle ne sut pas comment elle était revenue. La sorcière, à nouveau grise et neutre, avait repris sa place. Lénore se leva, vint à la fenêtre qu’elle ouvrit. Dans un arbre proche, le premier oiseau de l’année jetait régulièrement sur le vide la fraîcheur luisante de son appel. Dans l’étendue de l’avant jour, se révélait le grain pur d’une étoile, et le monde encore incertain, débarrassé des fantasmagories, se rassemblait graduellement, tel qu’en lui-même, à jamais beau en sa simplicité d’énigme nue.
Lyon, 10-14 Août 2014, 13h54
Marc-Henri Arfeux
2.6.16
109. Jacques Cauda _ 'Il fait beau montrer mon cul dit le modèle à la main qui peint la belle'
- Il fait beau montrer mon cul dit le modèle à la main qui peint la belle
- Il fait beau montrer
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- LA BELLE
5.11.15
15.3.15
54. Alain Helissen + Alexandra Fontaine _ 'De la figure du tout'
Fragment 1
De la figure du tout
Et puis je suis sorti
Je/vois/si près/coupures
La déchirure des blocs
Du tout n’apparaît rien
Je n’ai pas su parler
Du tout observé là
De la figure du tout
je
n’aurai rien gardé que des lambeaux abstraits
recollés
mais sans goût
de
reconstitution
J’ai
laissé les couleurs chevaucher des fragments
perdus
de l’origine
Fragment 2
Fragment 2
Et puis je suis sorti
du
paysage j’ai vu
mes
vers couverts de vert
fondus
décomposés
j’épelle
des mots absents
j’appelle
encore des noms
disparus
sous les lés
D’en
réclamer la liste
me
coûte la peau du temps
Fragment
3
Je/vois/si près/coupures
tranchées/sous/les
ciseaux
dé/voilant/les/colonnes
comme/totems/as/sortis
Je
vois superposées
les
strates similaires
d’une
généalogie
pétrie
d’un tronc commun
Et
taches violacées
marquer
l’éclaboussure
Fragment
4
La déchirure des blocs
En
leurs socles mêlés
Le
rouge a pris le pas
Figé
là trace informe
J’ai
évoqué le sang
Mais
ne sais quelle scène
Le
fit gicler ici
où
je n’ai qu’une plume
pour
en fixer l’histoire
Fragment
5
Du tout n’apparaît rien
qu’une
surface peinte
découpée
rassemblée
déconstruite
reconstruite
Je
cherche le tableau
la
fresque intégrale
sur
un grand mur absent
Et
ne vois que fragments
juxtaposer
le doute
Fragment
6
Je n’ai pas su parler
J’ai
laissé la lumière
percer
en ses clairières
d’un
rose d’aube pâle
C’est
le silence ici
peint
serein et qui brille
Je
n’ai pas pu parler
J’ai
fait corps avec lui
en
son ravissement
Fragment
7
Du tout observé là
en
chacun des chantiers
Figures
fragmentées
et
proches néanmoins
d’une
unité parfaite
En
fondu-enchaîné
je
vois les variations
de
plans se succéder
...tous
les films n’en font qu’un.
Alain Helissen _texte_
Alexandra Fontaine _images_
5.2.15
45. Jacques Cauda _ 'Rock & Rock'
Que savons nous du Rock and roll (often written as rock & roll or rock 'n' roll) savons nous
Qui ne s’est jamais
Qui ne sait jamais ?
Heureusement
Aujourd’hui
Aujourd’hui
Heureusement spleen
Aujourd’hui
Heureusement spleen
C’est dimanche dimanche
(Les cheveux en déroute(parce qu’il pleut) (elle est sous la
pluie)
elle chante un beau baiser
Du ciel liquide
Du ciel liquide
Il est tôt C’est (un) dimanche
Matin Matin
Il n’y a personne
Il n’y a personne
Sauf ceux de la nuit
sommes
sommes
Comme nous Sous la
pluie
pluie
Est-ce par hasard ? Pour suite du
mot
mot
En quelque sorte En
effet
effet
Le long de son corps Où la
lumière
lumière
La linge Tout
habillée
habillée
Puisqu’elle est ainsi Habillée
musicale
musicale
D’un mal
À l’ancienne
Un mal si joli Le mal du
fond
fond
Tenant en entier Dans un seul
mot
mot
Elle chante : « regarde comme c’est la pluie
qui va bien à cet endroit
où l’arbre est planté dans le ciel ».
où l’arbre est planté dans le ciel ».
Un arbre ? Une guitare ?
Dans le ciel ?
Dans le ciel ?
« non non entre ses dents
serrées »
Elle secoue
Ses cheveux en déroute Ses cheveux
En déroute entre Ses dents serrées
Elle chante entre ses
dents serrées autour de ses lèvres
Autour à lui donner visiblement
SA VOIX VISIBLEMENT
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