Je
sens cette marée qui monte, cette colère qui me renverse et fait de
moi une femme qui serait ta mère. Mais tu es déjà né et c’est
l’argent qui t’a fait naître : je n’y suis pour rien. Tu
n’as même pas pris ma couleur mais celle de certains papillons du
soir. Mais sans doute tu es ma faute, tu es beau et tu marches. Je te
guette depuis toujours. Quelquefois tu es en avance, d’autres en
retard et même parfois à l’heure. Mais jamais à la même heure.
Tu es accompagné d’un chien : il a besoin de toi, je suis
tranquille. Non je ne le suis pas, tu es ma douleur. Si je pouvais
m’en départir je serais une autre femme et me serais-je révélé
en homme.
Il
est des extases qu’on ne saurait feindre. Mon mari n’était au
courant de rien. Quand je lui ai tout appris il m’a dit « Je
comprends ». Mais il était songeur. Mais on a raison de dire
qu’il ne faut jamais mentir. Il m’a dit «Viens, je vais te
montrer quelque chose ». Il a ouvert la porte de notre chambre
à coucher. Sur le lit nos deux pyjamas étaient préparés. Sous le
Christ en croix il m’a fécondée plusieurs fois afin de porter ses
graines mâles en ma fleur femelle. Mon destin était tout tracé.
Même si ailleurs un autre couple m’attendait.
Lors
de ma prime défloraison l’ogre déclara que seul coûte le premier
pas. J’ai alors pensé que c’était amusant d’être une femme,
je me suis laissée faire même si à force cela me rendit songeuse.
Mais avec des mots je finissais par arranger les choses pour qu’il
fasse ses affaires sans que j’aie trop à y penser.
Parfois
je me rengorgeais mais il montait sur moi comme un poulpe et se
moquait pas mal de mon emploi du temps. Parfois j’étais sauvée
parce qu’on sonnait à la porte. Je disais « C’est ma mère,
nous le ferons une autre fois ». Il avait beau me rétorquer
qu’il n’était pas un moine, ma mère était là et resterait
dîner.
Mes
cheveux sentent le réglisse ou la vanille (selon les saisons).
Lorsqu’il les suce ils fondent. Mais ils repoussent vite. Le voilà
pris entre sa gourmandise et ma vie.
Il
me demande de fermer la lumière afin que le prêtre ne puisse nous
regarder. Nous entrâmes dans un silence recueilli. Il y eut bien sûr
quelques soupirs et le lit se mit à grincer. Je crus entendre le
prêtre marmonner : « Elle ne crie même pas maman ! ».
Brisés nous nous endormîmes. Au matin il y avait personne. Juste un
livre de messe sur le fauteuil près du lit.
Connaissant
ses goûts pour la réglisse il m’est venu l’idée de me peindre
la poitrine en noir. « Regarde mes seins » lui dis-je, il
baisse la tête. Ravi le voilà qui se jette sur moi pour me téter
comme un veau.
On
se retrouvait toujours au même endroit. Les branches se mettaient à
bouger. Il se précipitait et écartait mes jambes en éclatant de
rire. « Ne te moque pas de moi où je referme mon tailleur
blanc ». Il semblait gêné de s’être comporté ainsi. Je
l’encourageai : « Regarde moi, je n’ai rien à
cacher ». J’étais déjà toute humide. On se levait d’un
bond pour rejoindre le presbytère. La porte s’ouvrait. C’était
toujours Monsieur le Curé : « Je vous laisse, je vais au
cinéma ». Parfois souffrant de rhumatismes il restait dans son
fauteuil. C’était chaque fois une belle histoire. Comme si notre
religion devenait contagieuse. Pour lui pour moi comme pour le
prélat. Il avait passé sa vie à douter de Dieu mais un soir il
m’avoua « Je vous trouve là et enfin j’y crois ». Il
n’eut plus à chercher. Nous partîmes enchantés.
Ce
n’était pas banal : il était Dieu le Père et risquait la
peine capitale. Il avait beau affirmer « C’est elle qui m’a
tenté ». Je me défendis pied à pied. Et quand je mis ma tête
sur son cœur il ne battait plus. Ainsi mourut le père. Ou ma mère.
À ce point je ne me souviens plus.
Ce
qu’on ne peut éviter chez moi c’est la folie. Il n’y a jamais
eu en moi de frontière entre ce qu’elle était et ce qu’elle
n’était pas. Je suis aussi brebis que girafe. Ma mère m’invita
à manger avec son troupeau puis m’initia à la fornication
transformant le père en taureau. Mes sœurs pleurèrent. Ma mère
vendit le taureau au voisin pour s’acheter une 404 pour promener du
bedeau qui ne se séparait avant elle jamais de son missel. Le curé
resta seul dans le presbytère dont il fit sa crèche.
Quoique
Junon volage elle ne cessait d’affirmer « La reine c’est
moi ». De ses voyages elle finit par ramener un époux tout
neuf. Les gens d’arme voulurent l’arrêter, il les transforma en
porcs. Puis transforma le coq en cuivre du clocher de clocher en
volatile. Il disparut avec lui comme dans un texte de Sophie Calle.
Beaucoup
voudront savoir où j’en suis aujourd’hui mais vous serez déçu
en apprenant que j’ignore mon genre. Consolez-vous : ce n’est
que de justesse. C’est dans une pièce où s’ouvrent une grande
verrière et une porte-fenêtre et avec un crayon Caran d’Ache à
la mine friable que je me rappelle à votre mémoire avec un souci du
détachement. J’éprouve toutefois un vrai plaisir de sybarite à
me laisser troubler des jours durant par vos bien mystérieux
messages.
Néanmoins
les événements qui me marquent passent assez vite dans le
brouillard. Et qu’on m’appelle Jean ou La Jeanne ne me préoccupe
pas. J’ai assez d’imagination pour m’être infidèle dans la
débandage.
Salope
ou salopiaud qu’importe : ne me regardez pas avec des yeux de
poisson frit. Nous sommes maintenant entre nous. Qu’on m'étripe ou
me pende cela ne me regarde plus. Toute intimité commence par une
vétille. Qu’importe si la groseille est plus légère que le
cassis. J’attends son point noir. Voire même je m’en réjouis
comme le spectre d’un déchaînement populaire.
Postface
Écrire
sert à consoler de son inutilité. Il suffit de s’accouder puis de
couler dans ses exercices d’imbécillité. Coudre l’endroit à
l’envers comme une chemise qu’on repasse jusqu’à ses poches
secrètes. On regarde la vie passer comme les vaches un train. Une
page engendre une autre page, elle sert à éponger l’encre de la
précédente. Ainsi font et défont nos marionnettes – que le
soleil hésite ou que le café se renverse. Nous sommes tous des
Jésus tombés de leur croix : mais il n’y a plus de fidèles
pour transporter leur cadavre. Tout demeure en l’état. L’éternité
se transforme en instant. C’est un spectacle qui ne cesse de se
détruire en tant que spectacle. Il appelle au rideau. On grimpe
jusqu’en haut. Au fond des cintres il habille l’espoir. Ses pans
voient des étoiles dans le noir, c’est le seul horizon à ne pas
s’éloigner lorsqu’on le touche. Fermeture en fondu sur la
lumière. On le retient encore pour voir dans l’échancrure un
visage inconnu que Wahrol aurait pu filmer comme il filma des blés
en herbe au milieu des livres dont les titres sont perdus.
Jean-Paul Gavard-Perret